Thèse de doctorat en Histoire contemporaine préparée par Kristina Borovkova, sous la direction de Véronique Meyer (Criham / Université de Poitiers).

• Date de dépôt du sujet : octobre 2020

 

 

Présentation du thème de recherche

Jean Michel Constant Leber (1780-1859) : les pratiques d’un collectionneur d’estampes dans la première moitié du XIXe siècle

En 1808, Jean-Michel Constant Leber, homme des lettres et bibliophile, quitte Orléans pour s’établir à Paris où il débute une carrière de fonctionnaire au ministère de l’Intérieur. Pendant trente années, il assiste aux ventes publiques pour se constituer une importante bibliothèque (qui comptera plus de 8 000 imprimés rares et précieux) et une riche collection d’estampes. Il intègre la Société nationale des Antiquaires de France et publie divers travaux d’érudition historiques. En 1838, au terme de sa carrière professionnelle, il vend en bloc, pour 60 000 francs or, sa bibliothèque à la ville de Rouen et en publie le catalogue en trois volumes1. Revenu s’établir à Orléans, il se lie rapidement avec les érudits locaux et participe à la création de la Société historique et archéologique de l’Orléanais (1849), dont il deviendra président en 1851. Il consacre désormais ses recherches à l’histoire de la gravure et publie en 1851 une brève synthèse intitulée Histoire de l’art. Des estampes et de leur étude, depuis l’origine de la gravure jusqu’à nos jours (1851). Ce collectionneur-né s’attache à constituer une nouvelle bibliothèque (plus modeste que la précédente2) et compose un petit cabinet de curiosités (monnaies, tabatières, sculptures…). Il réunit surtout une nouvelle collection d’estampes et compose un gigantesque recueil d’ornements d’imprimerie, qu’il découpe soigneusement dans des livres anciens détériorés. Après sa mort en 1859, ses collections sont dispersées lors de trois ventes successives3. Son très riche ensemble de gravures (plus de 2000 pièces anciennes) est acquis par la ville d’Orléans en 1860 et 1867 pour le musée des Beaux-Arts.

La première moitié du XIXe siècle constitue une période fondatrice pour le collectionnisme français, qui profite de la dispersion d’une partie des bibliothèques et des collections d’objets d’art issues des confiscations révolutionnaires. Dans cette conjoncture exceptionnelle, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, le marché de l’art et celui de la librairie ancienne se structurent progressivement autour de figures comme Charles Nodier ou Joseph Techener. Leber construit ses collections d’estampes à une époque où la littérature spécialisée fait encore défaut : s’il est l’exact contemporain de Jean Duchesne (1779-1855), auteur du célèbre Voyage d’un iconophile (1834), il est déjà relativement âgé lorsque les historiens de la génération suivante – Alfred Bonnardot, Georges Duplessis, Léon de Laborde – commencent à s’intéresser à l’histoire de la gravure4. En cette période clef, Leber contribue sans doute par ses achats et ses recherches à structurer le marché de l’estampe ancienne. Pleinement intégré au milieu des amateurs, il assiste à de nombreuses ventes aux enchères parisiennes (collections Debois, Delbecq, Tufiakin, Tiepolo, Bergeret…). Il semble bien connaître les marchands spécialisés : il compte par exemple parmi les premiers abonnés du Bulletin du bibliophile créé en 1834 par Joseph Techener, et c’est au même éditeur qu’il confie, à partir de 1839, la publication des trois volumes du catalogue de sa bibliothèque vendue à la ville de Rouen (le quatrième volume présentant la seconde bibliothèque de Leber sera, lui, publié par Pierre Jannet, éditeur de la célèbre « collection Elzévirienne » en 1852).

L’enjeu principal de la thèse, qui associe les méthodes de l’histoire de l’art à celle de l’histoire sociale, réside précisément dans l’analyse des pratiques de Jean-Michel Constant Leber, afin de les situer dans le mouvement général de l’histoire du collectionnisme. L’étude de ses publications savantes permettra également de mesurer son apport sur un plan historiographique. L’intérêt de l’enquête biographique réside précisément dans la possibilité d’appréhender ce que les promoteurs de la micro-storia ont appelé « l’exceptionnel normal » (G. Levi) et de déterminer la part de l’originalité et du conformisme dans les pratiques de collection de Jean-Michel Constant Leber. Il s’agit donc, à travers cette approche monographique, de proposer une cartographie plus large du milieu des amateurs d’estampes alors en pleine structuration, et de décrire l’évolution du marché de l’art elle-même déterminante pour l’histoire du goût.

L’histoire des pratiques de collection a fait l’objet de nombreuses recherches depuis les travaux fondateurs de Francis Haskell (1963) et Krzysztof Pomian (1987). Depuis une trentaine d’années, expositions, publications et colloques se multiplient sur les collectionneurs de l’Ancien Régime, les marchands et l’histoire du goût, et l’on dispose même désormais de travaux de synthèse (Sénéchal et Petri-Hamard, 2005). Pourtant, l’histoire spécifique des collections d’estampes demeure en France encore peu explorée. En 2014 s’est tenu à Paris un colloque intitulé « Curieux d’estampes » dont les actes n’ont pas encore paru. Des informations se trouvent dispersées dans des travaux relatifs au commerce de la gravure (telle la thèse de G. Glorieux consacrée à Edme Gersaint), mais pour la première moitié du XIXe siècle, les sources spécialisées restent rares. Les recherches consacrées à l’histoire du livre et de la bibliophilie au cours du début du XIXe siècle, plus nombreuses, sont également dispersées dans de nombreux articles, même si quelques synthèses ont pu être établies (Jean Viardot, Sorel,). Par chance, les estampes de Jean-Michel Constant Leber ont fait l’objet en 2010 d’une exposition, avec catalogue, au Musée des Beaux-Arts d’Orléans. À cette occasion, la commissaire Bénédicte de Donker, a pu établir une brève biographie du collectionneur et dresser, avec Françoise Tétart-Vittu, le catalogue des 150 pièces exposées. Malgré cet indispensable travail, la personnalité de Leber n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie.

Les collections de Jean Michel Constant Leber sont aujourd’hui réparties en trois principaux fonds :

• La première bibliothèque et collection d’estampes vendues en 1838 compose aujourd’hui le « fonds Leber » de la Bibliothèque municipale de Rouen. Il compte 8000 imprimés, 4 500 estampes de la Renaissance à la Révolution, auxquels s’ajoutent des chartes, des manuscrits enluminés, quelques dessins, mais également des peintures chinoises ou des miniatures hindoues. Le fonds compte notamment un précieux ensemble documentaire relatif à l’histoire du costume et de la mode.

• La collection d’estampes vendue en deux lots en 1860 et en 1867 au Musée des Beaux-Arts d’Orléans, qui compte 2500 gravures de diverses époques et origines. Le fonds comprend notamment le « Reliquaire » : environ 1400 pièces, nombreuses gravures et lithographies de diverses dimensions, montées sur papier renfermant des ornements anciens, caricatures, costumes historiques, sujets de mœurs.

• Enfin, la « Bibliographie pittoresque » conservée à la Bibliothèque municipale de Tours, constitue une collection d’environ 8000 ornements typographiques classés en 600 planches in-plano, elles-mêmes réparties en six portefeuilles de maroquin bleu nuit. Cette collection compose une véritable encyclopédie des arts graphiques, dont le titre complet est Ornements bibliotechniques, ou recueil d’ornements ou images originales de toute nature, tant peintes que gravées. Organisées par périodes et par écoles géographiques, agrémentées de légendes soigneusement calligraphiées et précédées d’une longue préface manuscrite, les planches de la Bibliographie pittoresque constitue un précieux témoignage de la conception historique qui préside aux recherches de Leber.

La thèse s’appuiera sur l’étude de cet ensemble considérable de documents. Le travail envisagé s’articulera en quatre volets :

  1. Volet biographique : il s’agira d’une de reconstituer la biographie de Jean-Michel Constant Leber par le biais d’une enquête archivistique aussi large que possible, à Orléans (archives municipales et Archives départementales du Loiret) et à Paris (Archives nationales) ; on s’attachera, notamment à identifier précisément la nature du travail effectué par Leber au département de la statistique du Ministère de l’Intérieur (qui prend en charge l’inventaire du patrimoine historique), mais on tâchera également d’identifier et de mieux connaître les réseaux et les relations sur lesquelles il a pu s’appuyer pour constituer et faire connaître sa collection.

  2. Volet historiographique : on étudiera et analysera ses différents travaux de recherches publiés par Leber, notamment ceux concernant l’histoire de l’art et de l’estampe, dans une perspective historiographique, pour tenter de mieux identifier sa contribution à la connaissance de la gravure et la vision scientifique qui préside à sa démarche de collectionneur.

  3. Histoire des collections : on propose d’étudier conjointement les trois fonds aujourd’hui subsistants des collections de Constant Leber à Rouen, Tours et Orléans qui, s’ils ont pu faire ponctuellement l’objet de recherche, n’ont pas été analysés conjointement. L’ampleur des fonds concernés ne permet certes pas l’établissement d’un catalogue descriptif exhaustif de ces collections dans le temps imparti par une thèse, mais l’étude minutieuse de chacun de ces fonds s’impose pour connaître les méthodes et identifier les critères de jugement qui président aux acquisitions de cet important collectionneur. On s’attachera notamment à identifier les réseaux marchands par lesquels il est parvenu à réunir ces œuvres, en examinant les marques de provenances qu’elles portent parfois encore. On tâchera également de comparer ces différentes collections pour voir en quoi elles se complètent ou s’articulent les unes avec les autres. Le contenu de la bibliothèque de Leber, aujourd’hui à Rouen, nous permettra également d’identifier les ouvrages de référence qui ont pu guider ses choix.

  4. Approche comparative : il s’agira enfin, après avoir identifié les pratiques de Jean-Michel Constant Leber, d’examiner de façon moins détaillée, celles mises en œuvre par d’autres collectionneurs tel Jean-Baptiste Antoine Lassus, François Debois, Narcisse Révil, Jean-Baptiste Delbecq, afin de mieux cerner les spécificités éventuelles des pratiques de Leber.

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1 C. Leber, Catalogue des livres imprimés, manuscrits, estampes, dessins et cartes à jouer, composant la bibliothèque de M.C. Leber : avec des notes par le collecteur, tomes I à III, Paris, Techener, 1839.

2 C. Leber. Catalogue des livres imprimés, manuscrits, estampes, dessins et cartes à jouer, composant la bibliothèque de M.C. Leber : avec des notes par le collecteur, tome IV, Paris, Jannet, 1852.

3 Catalogue des livres imprimés, manuscrits, lettres autographes, dessins et estampes provenant de la bibliothèque de M. C. Leber, Paris, Potier, 1860 ; Notices d’estampes de diverses écoles, gravures historiques et portraits provenant de la bibliothèque de monsieur C. Leber, Paris, Clément, 1860.

4 L. de Laborde, Histoire de la gravure en manière noire, Paris, Jules Didot l’Ainé, 1839 ; G. Duplessis, Histoire de la gravure en France, Paris, Rapilly, 1861; A. Bonnardot, l’Histoire artistique et archéologique de la gravure en France. Dissertations sur l’origine et les divers produits de la gravure, Paris, Deflorenne Neveu, 1849.

 

École doctorale

ED 612 Humanités – Université de Poitiers